mardi 7 janvier 2014

"Tout n'est pas si pourri en France"

Un journaliste correspondant en France de plusieurs médias néerlandais répond à l'article polémique "La chute de la France" du magazine américain Newsweek.

Comme Janine di Giovanni (l'auteur de l'article "La Chute de la France"), je suis un journaliste étranger vivant à Paris depuis plus d'une décennie. Je sympathise donc avec ses souffrances. Et comme Janine, je me livre régulièrement à un certain French bashing. À cet égard, je suis devenu aussi parisien que les Parisiens que je déteste tant — et que j'aime tant. Cependant, tout n'est pas si pourri en France. L'article est écrit depuis le point de vue de l'élégant 6ème arrondissement, probablement l'un des quartiers les plus chics d'Europe et l'équivalent du code postal 10065 de New York. Surplombant le jardin du Luxembourg, di Giovanni note qu'un demi-litre de lait coûte 4 $.

Comme tout bon journaliste, j'ai vérifié ce matin le tarif du lait en vigueur dans un magasin local. En effet, un litre dans un supermarché dans le 13e arrondissement coûte 1,25 €, ou 1,70 $ selon la parité du jour. Même pas un quart de ce que cela coûte selon di Giovanni ! Cela veut dire que soit di Giovanni n'achète jamais de lait, soit elle se fait arnaquer par sa banque sur le taux de change lors de ses retraits en euros dans la Ville Lumière. Bien que le jardin du Luxembourg se trouve à seulement quinze minutes de marche de mon appartement, elle et moi vivons dans deux mondes totalement différents.

Elitisme

Di Giovanni a la chance de scolariser son enfant dans l'une des institutions les plus élitistes du pays : l'Ecole Alsacienne. C'est son droit, bien sûr. Mais cette école et une poignée d'autres conduisent presque systématiquement à une admission à l'une de ces Grandes Ecoles que di Giovanni déteste tellement. Par ailleurs, je connais bien ce quartier. En face de l'école du fils de Janine se trouve un impressionnant bâtiment en brique rouge. C'est la fac d'histoire de l'art de la Sorbonne, où j'ai eu le plaisir d'obtenir une maîtrise. Les frais de scolarité étaient si bas, que je ne me souviens même plus du montant.

Je suis sûr que c'était inférieur à 200 $ par an (ou l'équivalent de 25 litres de lait de di Giovanni). D'accord, les bâtiments de la Sorbonne étaient un peu usés, mais pour ce montant dérisoire, j'ai pu suivre des cours d'une grande qualité, sans parler encore de l'occasionnel "wow" et des autres expressions d'admiration au cours des dîners avec mes amis de l'Ivy League (Les frais de scolarité ont un peu augmenté depuis, mais pas beaucoup).

Quand j'étudiais dans le quartier de di Giovanni, je buvais mon café dans un bar qui servait aussi de QG aux parents bien habillés habitant les environs. Tous les matins, après avoir accompagné leurs enfants à l'école, ils venaient y siroter leur petit crème tout en discutant de la façon dont ils allaient dépenser leur argent le reste de la journée.

Un matin de novembre 2005, le mois des émeutes dans les banlieues, je ne pu m'empêcher d'écouter la conversation tenue à la table d'à côté par quatre femmes françaises assez connues : un ancien top model, une styliste et deux actrices. Alors que les chaînes d'information du monde entier diffusaient les images (exagérées) d'un pays à feu et à sang, elles avaient d'autres préoccupations en tête. A savoir : "Allons-nous à Prada Saint-Germain, ou Prada Saint-Honoré ?" Verbatim ! J’étais tellement stupéfait par leur vision du monde, que je n'ai jamais oublié cette phrase. C'est dans ce quartier parfois situé aux antipodes de la réalité que di Giovanni vit.

Impôts

Autre sujet où di Giovanni s'égare : la question des impôts. Selon la journaliste, "en France, un grand nombre paie plus de 70%". En réalité, il y en a pas beaucoup - et probablement personne en France - qui paient plus de 70% d'impôt sur le revenu. En fait, malgré l'idée reçue, l'impôt sur le revenu en France n'est pas très élevé par rapport aux autres Etats-membres de l'UE. L'année dernière, par exemple, j'ai payé la somme astronomique de 26%, ce qui est exactement la moitié (!) de ce que j'aurais dû payer si j'étais resté dans le pays où je suis né, aux Pays-Bas.

Di Giovanni marque un point en mentionnant les nombreuses personnes talentueuses qui ont quitté la France et le propriétaire français deNewsweek, Etienne Uzac, en fait partie. Mais citer Christophe de Margerie, le PDG de Total, comme un "visionnaire des affaires" est assez ironique. En 2011, de Margerie a co-signé une lettre demandant au gouvernement d'augmenter les impôts pour les riches comme lui.

Et même si les Français ne sont guère enthousiastes pour ce qu'ils appellent les entrepreneurs, de nombreux hommes et femmes restent ici. Prenez Xavier Niel [actionnaire du groupe Le Monde, dont
Courrier international fait partie] par exemple, ou Mercedes Erra ou encore David Guetta. Et même s'il n'y a pas un "Richard Branson de la France", peut-être que Janine pourrait expliquer pourquoi en 2012 la France était le 3ème plus grand récepteur d'investissements directs étrangers dans le monde, juste après les Etats-Unis et la Chine.

Fromages qui puent

Ce bon score s'explique en partie par les généreux crédits d'impôt pour la recherche et le développement, mais probablement aussi en raison de la qualité des écoles, de l'excellente infrastructure et, surtout, de la nourriture.

Je suis d'accord avec di Giovanni quand elle dit qu'il faudrait améliorer beaucoup de choses dans ce Fallen Country. Il est vrai que leurs fromages puent (enfin, ils ont une certain odeur) et que leurs voitures rouillent. Il est aussi vrai que les Français râlent beaucoup et qu'ils ont trop peur du risque. Cela ne leur ferait certainement pas de mal d'être davantage ouverts d'esprit.

Mais la chose la plus énervante est sans doute que tous les étrangers vivant en France généralisent trop. En fait, tout ceux qui connaîssent vraiment bien la France, la détestent. C'est aussi pour cela qu'ils l'aiment. Et moi, je suis l'un de ceux-là. Et que cela vous plaise ou non, chère Janine, la seule façon de me faire quitter ce fichu pays sera dans un cercueil. Subventionné par l'Etat. Mais là, j'exagère un peu bien sûr.

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