mercredi 19 mai 2010

Du voyage de Tocqueville en Amérique: Ce que l'auteur et son ami ont vraiment fait lors de leur voyage.

Pourquoi De la démocratie en Amérique d'Alexis de Tocqueville fascine-t-il tellement les Américains? L'une des raisons est certainement l'évidente considération de Tocqueville pour les Etats-Unis. L'opinion commune sur les Américains, telle qu'elle était répandue en Europe au XIXe siècle, tient toute entière dans les mots de la romancière Frances Trollope: «Je n'aime pas leurs principes, je n'aime pas leurs manières, je n'aime pas leurs opinions.» Ils étaient vus comme des malotrus provinciaux, violents, obsédés par l'argent et toujours en train de cracher du jus sale de tabac brun.

Mais voilà qu'arrive un aristocrate européen avec des lettres de créance impeccables, descendant des deux branches de la noblesse française, celle d'épée et celle de robe; un des ses ancêtres ayant même combattu aux côtés de Guillaume dans la conquête de l'Angleterre. Elevé dans un château, possédant les mœurs d'un noble, Tocqueville écrivait dans le style poli et épigrammatique perfectionné par l'aristocrate François de La Rochefoucauld au XVIIe siècle. Et, le comble, c'est qu'il ne voyait pas dans l'expérience américaine de la démocratie une dégénérescence mais plutôt un avenir pour l'Europe.

Avec le temps, les observations pénétrantes de Tocqueville sont devenues des standards, des proverbes sur la société américaine qui sonnent encore étrangement vrais. Alexis de Tocqueville, l'homme et le voyageur, est devenu «Tocqueville», autorité éternelle sur tout ce qui touche à l'âme américaine.

C'est un bien curieux destin pour une œuvre qui est si clairement ancrée dans son temps et son lieu, écrite par un jeune homme dans la vingtaine, à la limite de la dépression nerveuse, partagé entre un passé aristocratique idéalisé et un avenir démocratique incertain, torturé par une angoisse existentielle et inquiet que son propre avenir personnel ne le conduise pas à grand chose. Dans Tocqueville's Discovery of America, Leo Damrosch, professeur de littérature à Harvard, a choisi un moment opportun pour poser la question et explorer ce qui se trouve derrière les déclarations de l'oracle. A notre époque où il est bien difficile de tenter des généralisations sur l'âme américaine, il est rassurant d'apprendre que même le grand Tocqueville improvisait souvent et que quelques unes de ses plus grandes craintes ne se sont pas réalisées.

Tocqueville est un jeune magistrat qui commence sa carrière avec la Révolution de Juillet 1830 qui renverse le roi Charles X, héritier des Bourbon après la chute de Napoléon. Il prête allégeance au nouveau régime, bien qu'il soit le descendant d'une famille longtemps associée à la monarchie des Bourbon. Son arrière-grand-père avait défendu Louis XVI lors de son procès devant la Convention Nationale avant que l'un et l'autre ne soient guillotinés.

Politiquement isolé et suscitant la méfiance dans les deux camps politiques majeurs de son pays, Tocqueville décide que le moment est propice pour s'en aller. Aussi, lui et son ami Gustave de Beaumont, un aristocrate aux origines similaires et dans une position politique identique, persuadent leurs patrons de les laisser partir aux Etats-Unis pour une mission d'étude sur le système pénitentiaire américain, considéré alors comme un modèle dans le monde occidental. (C'était, je répète, une autre époque.)

C'est presque comique de voir à quel point Tocqueville était mal préparé à sa tâche. A seulement 25 ans, quand il arrive aux Etats-Unis, il ne sait presque rien du pays dont il est censé sonder l'identité. «Coureur de jupons infatigable»- il aurait eu un enfant avec une domestique avant de partir pour les Etats-Unis- Tocqueville, avec Beaumont, flirtent dans les salons et les dîners mondains, se débrouillant avec un anglais médiocre et se plaignant de la pruderie des Américaines. «Croirais-tu, écrit Tocqueville à un ami, que depuis notre arrivée en Amérique il y a six semaines, nous pratiquons la vertu la plus austère?»

Plutôt que de se pencher sur le livre publié des années après son retour en France comme le font la plupart des chercheurs, Damrosch fait appel aux lettres que Tocqueville a écrit à ses amis et à sa famille, aussi bien qu'aux notes inédites qu'il a prises pendant son voyage. Ce matériel donne de la vie et une fraîcheur souvent absentes des volumes académiques plus secs.

Une étude centrée sur les notables

Nous apprenons tout d'abord que Tocqueville n'aurait pas été le meilleur compagnon de voyage. «Le repos était contraire à sa nature, se rappelle Beaumont plus tard. La moindre perte du temps lui était désagréable... [Il] était toujours en train de partir avant d'arriver.» Il a dû être un voyageur fatigant pour le pauvre Gustave.

Mais ce pas frénétique n'était pas inutile. Suivre le duo dans leur voyage nous permet de voir comment, où et quand Tocqueville concevait ses idées sur les Etats-Unis. Nous retrouvons les deux amis à Boston, en train de se mêler à la classe des «Brahmanes» réputée de la ville et en tirant des conclusions sur les tendances tyranniques des majorités populaires. A Philadelphie, avec ses institutions civiques et ses traditions de pluralisme religieux, ils réfléchissent sur l'importance des associations volontaires. Le rapide tour de l'Ouest, nouvellement colonisé par des entrepreneurs frénétiques, effectué par Tocqueville lui inspire des réflexions sur l'importance de l'individualisme dans la vie américaine. Fruit d'une visite de 17 des 24 Etats de la jeune nation, les observations de Tocqueville sur la vie américaine sont moins le produit d'un unique esprit brillant qu'un dialogue ininterrompu avec des Américains à travers le pays.

Etant donné le milieu relativement restreint auquel appartenaient ses interlocuteurs -des juges, des diplomates, et surtout des avocats comme lui c'est-à-dire essentiellement «les riches et localement célèbres» qu'il rencontrait lors d'une kyrielle de thés, de dîners et de «soirées dansantes»- il n'est guère étonnant que Tocqueville se soit parfois trompé. Une de ses premières impressions, par exemple, est notée seulement quatre jours après son arrivée à New York: «La société entière semble s'être fondue dans la classe moyenne». Damrosch manifeste peu d'égard pour cette notion et balaie cette idée qui a envoyé des générations de chercheurs sur un chemin sans issue.

Bavardant dans les salons des riches Américains, Tocqueville semble ne pas avoir remarqué les artisans obligés de reprendre le statut d'ouvriers non-qualifiés, ou les dockers immigrés, ou les noirs libres vivotants aux marges de la société américaine. Il a croisé des Indiens d'Amérique expulsés des Etats de l'Est du pays sur le fameux Sentier des Larmes. Mais il n'en a pas tiré grand chose, ne faisant pas la connexion entre cette expérience et ses propres réflexions sur le danger de la tyrannie de la majorité. En ce qui concerne l'esclavage, il s'est dépêché de traverser le Sud, ne prenant pas le temps de visiter une plantation. Il n'est pas étonnant qu'il n'ait vu que la classe moyenne en Amérique.

Dans l'Amérique de Tocqueville, point d'esclaves

La nature sommaire du voyage de Tocqueville au Sud aurait dû rendre Damrosch un peu plus sceptique sur sa perspicacité en ce qui concerne l'esclavage. En effet, une des questions qui reste la plus énigmatique est de savoir pourquoi Tocqueville s'intéressait si peu aux questions de race et d'esclavage (adressées dans un seul des 93 chapitres qui composent les deux tomes de l'œuvre). Beaumont, en revanche, en a fait le fil conducteur de son propre livre sur les Etats-Unis, Marie ou l'esclavage aux Etats-Unis.

Pour Beaumont, c'était «assurément un étrange fait que tant de servitude au milieu de tant de liberté.» Cette caractéristique de la société américaine, avec sa conséquence -«la violence du préjugé qui sépare la race des esclaves de celle des hommes libres»- fournit le paradoxe essentiel au coeur du récit qu'il tire de son voyage, ce qui ne pouvait, pour Beaumont, être représenté que sous le voile d'une fiction. Malheureusement, Damrosch ne s'intéresse pas particulièrement à Beaumont -moins encore que George Pierson dans son grand ouvrage sur le voyage de Toqueville, publié en 1938.

Il est clair que Tocqueville, à la différence de Beaumont, croyait que l'esclavage et le racisme ne touchaient pas à «la nature fondamentale de la démocratie», comme dit Damrosch; il ne s'agissait que de «différences régionales». C'est une opinion étrange, venant de quelqu'un qui a si souvent pris des caractéristiques régionales pour des traits nationaux. D'ailleurs, quand il prend en compte ces sujets, Tocqueville fut extrêmement pessimiste, convaincu qu'une démocratie multi-raciale était impossible. Si les esclaves devaient devenir libres, il prévoyait une guerre génocidaire: «la plus horrible de toutes les guerres civiles, et peut-être la ruine de l'une des deux races.»

(...)

Si Tocqueville s'est tellement trompé, c'est peut-être qu'il a été trop influencé par ses interlocuteurs, qui partageaient son pessimisme sur l'avenir d'une démocratie multi-raciale. C'était, après tout, la présidence d'Andrew Jackson, quand les Indiens d'Amérique étaient expulsés brutalement de leurs terres natales au Sud-Est, l'esclavage étant en expansion massive dans le Sud-Ouest, et le racisme grandissant dans le Nord.

(...)
François Furstenberg, enseignant en histoire à l'Université de Montréal.

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